Le grand alpinisme célébré à Briançon

Du 14 au 16 novembre, Briançon accueillera la cérémonie des Piolets d'or 2023. Cet évènement ouvert à tous récompense les réalisations marquantes de l'année sur les hauts sommets du monde. Outre une sélection d'ascensions inédites, cette édition propose quelques évolutions. Christian Trommsdorff, le directeur de l'évènement, nous en dresse le topo.

Christian Trommsdorff © Michal Kwasniewski Christian Trommsdorff © Michal Kwasniewski
Les Piolets d'or célèbre le grand alpinisme international depuis plus de 30 ans. Pourquoi cet évènement reste-il si singulier ?

C'est une cérémonie qui met à l'honneur l'alpinisme en distinguant les ascensions remarquables de l'année écoulée. Elles sont recensées avec exhaustivité et en toute indépendance tout au long de la période. En effet, nous sommes les seuls à avoir une charte précise, appliquée avec rigueur, qui encadre la façon dont les réalisations sont sélectionnées et qui détaille le style d'alpinisme et les valeurs que nous souhaitons promouvoir. Tout d'abord, nous mettons en avant une alpiniste sobre en moyens, avec comme référence le style alpin pur et simple. Ensuite, nous ne sommes pas un festival avec des partenaires privés, des stars, qui va s'appuyer sur la notoriété des alpinistes, mais un évènement culturel public, soutenu financièrement par les collectivités territoriales. Les Piolets d'or récompensent les ascensions, pas leurs protagonistes. C'est grâce à ces fondements, que les Piolets d'or ont pu être à l'origine du classement de l'alpinisme au patrimoine immatériel de l'UNESCO.  

Quelles sont les points à retenir de cette nouvelle édition, la troisième qui se déroule à Briançon ? 

Pour la première fois, le jury technique comprend deux femmes. Il y en a eu auparavant, quand le jury intégrait des journalistes, mais elles n'avaient jamais été représentées en tant qu'alpinistes. Lise Billon et Ines Pabert n'ont pas été choisies pour leur qualité de femme, mais bien parce qu'elles sont de grandes alpinistes. C'est une évolution de notre activité dont nous nous réjouissons. Cependant, la promotion de l'alpinisme féminin est aussi une de nos valeurs, et cette année, nous lui avons adressé une mention spéciale.
Nous remarquons aussi que les alpinistes sont repartis à l'assaut des sommets partout dans le monde : Groenland, Népal, Inde, Kirghisistan, Pakistan, cordière des Andes... les dernières années, la crise sanitaire les avait limité dans leur champ d'action. Cette grande diversité d'ascensions est, dans beaucoup de cas, l'œuvre de cordées multinationales, ce qui est un symbole fort, en particulier dans le contexte actuel. L'alpinisme est un sport qui ne connait pas de frontière, qui n'est pas l'enjeu d'une compétition entre nations. Explorer des massifs et gravir des sommets lointains, qui peuvent chevaucher plusieurs frontières, est d'ailleurs le propre de la discipline.

Le Pumari Chhish, dans les montagnes du Karakoram au Pakistan, où Christophe Ogier, Victor Saucède et Jérôme Sullivan ont ouvert The crystal ship, ascension primée par Les Piolets d'or, sur la face sud et l'arête ouest supérieure. © Victor Saucède Le Pumari Chhish, dans les montagnes du Karakoram au Pakistan, où Christophe Ogier, Victor Saucède et Jérôme Sullivan ont ouvert The crystal ship, ascension primée par Les Piolets d'or, sur la face sud et l'arête ouest supérieure. © Victor Saucède
Le piolet d'or distinguant l'ensemble d'une carrière va être décerné à l'alpiniste nord-américain George Lowe, qu'est-ce qui rend son parcours si remarquable ?

C'était complétement logique du point de vue de ce qu'il a apporté à la montagne. Il est l'un des plus grands alpinistes nord-américains, il a réalisé des ascensions majeures dans de nombreux massifs, dans les Rocheuses canadiennes, en Alaska, et sur de très hauts sommets himalayens. Sa tentative mythique au Latok I, où il grimpe durant 21 jours avec Jim Donini, Michael Kennedy et Jeff Lowe, son cousin, a marqué l'esprit de nombreux alpinistes. Alors que, après plus de cent longueurs, les difficultés semblent surmontées, ils doivent renoncer à cause des conditions météorologiques et de l'affaiblissement physique de Jeff. Ce dernier, avec qui il a appris l'alpinisme enfant, a été reçu ce même Piolet d'or carrière en 2017. Il était évident de rendre également cet hommage à George. Mais Les Piolets d'or c'est aussi des projections, des rencontres, des animations en extérieur… Le film de l'ascension sur la face sud du Nuptse, qui a valu à Fred Degoulet, Benjamin Guigonnet et Hélias Millerioux un Piolet d'or en 2018, sera projeté en soirée d'ouverture. Un échange avec Benjamin Védrines est animé le lendemain. Il y aura aussi une descente en rappel du Pont d'Asfeld, à Briançon, et une initiation à l'escalade avec les lauréats.

Le programme ici

 

Les nominés des Piolets d'or 2023

© Quentin Roberts © Quentin Roberts

Jirishanca (6 094 m), éperon sud-sud-est, Cordillère Huayhuash, Pérou

Première ascension de l'éperon sud-sud-est du Jirishanca (Cordillère Huayhuash), par la voie Reino Hongo (1 000 m, M7 AI5+ 90°) du 21 au 23 juillet. Descente par le contrefort est et la face sud-est inférieure.

Impossible pour les Piolets d'Or de ne pas mettre en avant une voie dans la Cordillère des Andes, où plusieurs ascensions exceptionnelles ont été réalisées en 2022. La Cordillère Huayhuash abrite des sommets très spectaculaires, dont le Jirishanca, l'un des plus hauts sommets de la chaîne et dont l'accès n'est pas aisé. C'est l'un des derniers 6 000 péruviens à avoir été gravi. Les Canadiens, Alik Berg et Quentin Roberts, ont choisi la ligne convoitée de l'éperon sud-sud-est, qui s'élève en une crête complexe faite d'énormes champignons de neige et de glace avant de rejoindre le calcaire vertical et maculé de glace de la paroi sud. Les tentatives précédentes de plusieurs cordées différentes pour atteindre ce headwall en escaladant la face plus à gauche de l'éperon avaient été mises en échec par des conditions de neige impraticables. Berg et Roberts ont avancé dans le plus pur style alpin, portant des sacs sur des terrains soutenus, techniques et jusqu'alors inexplorés. En raison de fortes chutes de neige sur l'éperon rocheux peu avant le départ, et d'une météo trop maussade, les deux hommes ont décidé de gravir cinq longueurs environ sur l'éperon inférieur, puis de contourner la section plus raide située au-dessus sur le versant sud. Là, ils ont gravi un terrain mixte escarpé pour regagner l'éperon en dessous de la complexe arête de neige et de glace en forme de dos de dragon. Ils ont terminé cette section le premier jour, l'arête elle-même le deuxième jour et le headwall, crux de la voie, le troisième jour. Cette dernière partie comportait des longueurs non protégeables qui étaient parfois aussi difficiles et potentiellement aussi dangereuses pour le second que pour le premier de cordée Berg et Roberts ont ensuite pu suivre la descente des Américains sur le contrefort est et dans la partie inférieure de la face sud-est en bivouaquant une fois de plus.

 

© Victor Saucède © Victor Saucède

Pumari Chhish East (6 850 m), Karakoram, Pakistan

Première ascension du Pumari Chhish East (Hispar Muztagh), par The Crystal Ship (1 600 m, 6b A2 M7) sur la face sud et l'arête ouest supérieure, du 25 au 29 juin. L'itinéraire a été descendu en rappel.

Cette pointe est techniquement probablement la plus difficile des sommets du Pumari Chhish : située au nord du glacier Hispar, elle a fait l'objet de cinq tentatives depuis le versant sud. Pour la sixième tentative connue, les Français Christophe Ogier, Victor Saucède et Jérôme Sullivan ont opté pour le centre gauche des quatre grands piliers rocheux, une ligne envisagée en 2009 par trois Canadiens, qui ont gravi le champ de neige initial avant d'abandonner pour des raisons médicales. Les trois alpinistes français ont choisi de s'y prendre tôt, faisant l'approche en mai pour tenter la face en juin, lorsque le terrain alpin est encore bien gelé. Malgré la météo, (il a neigé 26 jours sur les 27 jours au camp de base), ils ont tout de même pu s'acclimater pendant cette période en passant une nuit sur le Rasool Sar (5 980 m). Une fenêtre de sept jours de temps plus clément leur a permis d'engager l'ascension. Après avoir laissé la face se purger une journée, ils ont gravi les premiers 700 m en neige pendant la nuit, puis escaladé le pilier de 700 m avec des techniques de big wall : le leader tirant pendant que les deux seconds montaient au jumar. Bien que des surplombs et d'importantes formations de neige dans les fissures les ont forcés à grimper en artif, ils ont évolué en libre dès qu'ils le pouvaient. Après trois bivouacs exposés et inconfortables, ils ont surmonté les difficultés restantes, notamment deux longueurs verticales de 6b à 6 600 m (en chaussons d'escalade), jusqu'à une épaule. Le lendemain, ils ont traversé le champignon sommital et atteint le sommet dans la matinée. Ils ont attendu que le soleil disparaisse de la face, en milieu de l'après-midi, pour descendre en rappel, atteignant le champ de neige à la tombée de la nuit et le camp de base avancé vers minuit.

© Paul Ramsden © Paul Ramsden

Jugal Spire (alias Dorje Lhakpa II, 6 563 m), Jugal Himal, près de Katmandou, Népal

Première ascension du Jugal Spire (6 563 m), Jugal Himal, par The Phantom Line (1 300 m, ED) dans la face nord, du 25 au 29 avril. La descente a été effectuée en traversant la montagne et en descendant un terrain précédemment non gravi en versants sud et ouest.

Bien que proche de Katmandou, le Jugal Himal est peu fréquenté. Après une approche de quatre jours jusqu'au camp de base, les Britanniques, Tim Miller et Paul Ramsden, se sont acclimatés sur l'arête ouest de Dorje Lhakpa, d'où ils ont pu observer pour la première fois la face nord du pic 6 563 m (appelé plus tard Jugal Spire). À première vue, cette une immense étendue de granit très abrupte semblait réservée aux grimpeurs de big walls, mais une inspection minutieuse a montré qu'une ligne de glace raide rayait la face en diagonale depuis le bas à droite. La majeure partie de cette ligne semblait en glace, mais un mur rocheux à environ un tiers de la hauteur paraissait raide et vierge. Une première journée d'escalade mixte non protégeable et délicate les a menés au début de cette paroi, qui cachait derrière une ligne d'écailles, une série de cheminées. Une intense partie d'escalade en style écossais leur ont permis de passais ce segment rocheux le lendemain.   
Des avalanches de spindrifts déchirèrent la tente, ils passèrent une partie de leur nuit debout, attendant que ses coulées cessent. Les deux bivouacs suivants furent moins difficiles même si la tente était inutilisable. 37 longueurs depuis le bas de la face leur ont été nécessaires pour atteindre le sommet. Ils descendirent en rappel sur le versant sud, puis ont tiré vers l'ouest dans un large goulet pour faire leur dernier bivouac à l'endroit où commence le glacier. Ils ont baptisé l'itinéraire The Phantom Line (« la ligne fantôme ») en raison de la nature éphémère de la glace et de la façon dont l'itinéraire apparaissait et disparaissait sous différentes conditions de lumière lorsqu'il était observé de loin.

Mention spéciale, attribuée cette année à une équipe féminine

© Ramona Waldner © Ramona Waldner

Via Sedna (780 m d'escalade, 16 longueurs, 7b+ A1) sur le Northern Sun Spire, au nord-est du Groenland

Première ascension de la face est du Northern Sun Spire (1 527 m, Renland, Groenland oriental), par la voie Via Sedna. Le sommet de la face a été atteint le 7 août et la voie a été descendue en rappel.

Une mention spéciale est attribuée à l'équipe féminine de voile et d'escalade qui a réalisé la première ascension de Via Sedna (780 m d'escalade, 16 longueurs, 7b+ A1) sur le Northern Sun Spire. Parties le 20 juin de La Rochelle en France sur le voilier de 15 m Northabout, la skippeuse Marta Guemes (Espagne) et les équipières Caroline Dehais et Alix Jaekkel (toutes deux Françaises), Maria Sol Massera (Argentine), ainsi que les grimpeuses Capucine Cotteaux (France), Caro North (Suisse), Nadia Royo (Espagne) et la photographe Ramona Waldner (Autriche), ont passé six semaines à négocier le mauvais temps et une banquise difficile pour atteindre la côte de Renland. En raison de ces intempéries, elles n'eurent que dix jours pour grimper avant de reprendre la mer. Cotteaux, North et Royo ont fixé 300 mètres de corde durant deux jours. Le terrain escarpé et difficile a contraint la première de cordée à parfois recourir à l'escalade artificielle tandis que les suivantes grimpaient le plus souvent en libre. Alors qu'il restait un jour et demi avant la tempête de neige annoncée, les trois alpinistes sont remontées sur les cordes, ont ajouté quatre longueurs difficiles, puis passé la nuit dans des portaledges, pour, le lendemain matin, atteindre l'arête sud supérieure après six longueurs de 6a-6b plus raisonnables. La météo les a persuadées de ne pas faire l'escalade facile jusqu'au sommet (la partie supérieure de l'itinéraire de la première ascension de 2019). Cette expédition, menée par un groupe international de femmes autonomes, est aussi un voyage à l'empreinte carbone minimale.